19 mai 2025
La première ligne est bien plus que la simple consultation avec un médecin de famille — c’est un écosystème de soins intégrés, qui se doit d’être accessible pour tous et adapté aux besoins globaux de la population. Devant les coûts croissants du système de santé et la pénurie de ressources humaines, un constat s’impose: nous devons faire les choses autrement. Cela passe par de l’investissement en première ligne, en prévention, et par la sortie du système hospitalo-centriste pour agir en amont et en proximité. Les données sont claires à ce sujet: tous les pays avec un système de santé performant reposent sur une première ligne forte. Malheureusement, les propos du premier ministre sont un écran de fumée qui menace un système déjà fragilisé.
Les menaces du projet de loi 106 pour les patients:
Le projet de loi 106 vise à intervenir sur les modalités de rémunération des médecins plutôt que sur l’accessibilité à la première ligne. Le gouvernement promet l’affiliation à un milieu de soins pour la population entière en fonction d’un système de performance basé sur la productivité des médecins. Compte tenu d’un manque de 2000 médecins de famille, et d’un besoin d’augmenter les inscriptions à un médecin de 17%, il est évident qu’un médecin désirant atteindre les cibles devra couper dans le temps des consultations. Ce modèle à haut volume limitera la capacité du médecin d’offrir des soins personnalisés, de prévenir les maladies, ou d’aborder des enjeux psychologiques, pourtant au cœur du lien médecin-patient. Les patients ne veulent pas d’une consultation minutée et dépersonnalisée où l’on ne règle qu’un problème isolé à la fois. Ils désirent un médecin de famille et un lien.
Actuellement, 22% des médecins de famille sont âgés de plus de 60 ans et retardent leur retraite année après année, refusant d’abandonner leurs patients. Des sondages auprès des médecins de famille démontrent une fatigue devant les obstacles du système: près d’un médecin sur deux rapporte actuellement des signes de “burn out”. Le projet de loi 106 et la notion d’imputabilité ne tiennent pas compte de la réalité du terrain et des besoins d’investissement interdisciplinaire en première ligne. Depuis l’annonce du projet de loi, on assiste à une démobilisation des équipes : des collègues plus âgés parlent de retraite anticipée ; des plus jeunes de changement de carrière ou de transfert dans d’autres provinces… La réalité est claire: advenant l’adoption de la loi, la pénurie de médecins de famille ne fera que s’aggraver. Depuis 2015 et l’ancien projet de loi 20 qui visait à “punir” les médecins de famille qui ne “travaillaient pas assez”, c’est plus de 700 postes de médecins de famille qui ont été laissés vacants par les étudiants. Chaque fois, le gouvernement en place n’a pas su reconnaître le manque et a fait porter l’odieux des difficultés de la première ligne sur le dos des médecins. Peut-on apprendre des erreurs du passé ? Par une gestion électorale à court terme dépourvue de vision à long terme, le projet de loi 106 ne fera qu’empirer la situation.. Le mauvais remède à un mauvais diagnostic. Qui sera imputable alors ?
De la mauvaise information véhiculée:
Les ministres Legault et Dubé stipulent que le manque d’accès est fortement lié aux tiers des médecins surpayés qui travaillent à temps partiel et que ceux-ci doivent en faire plus. Cette image du médecin “paresseux” à temps partiel est une fable politique qui contribue à la dévalorisation des médecins depuis Barrette. 70% des médecins travaillent plus de 40 heures par semaine, sans compter les heures de paperasse qui ne sont pas comptabilisées et sont estimées à 25% des tâches du médecin (on parle ici de retour d’appels, de gestion de résultats de laboratoire, d’imagerie, de pathologie, de résultats de consultation en spécialité, de formulaires, etc… qui sont complétées de façon bénévole): impossible de presser davantage le citron ici ! 30% des médecins de famille travaillent moins qu’un équivalent temps plein selon les statistiques de la RAMQ. Cependant, parmi eux sont comptabilisés tous les médecins ayant facturé des heures à la RAMQ pendant l’année, incluant les médecins partis en maternité, les arrêts de travail pour cause de santé et les préretraites (22% des médecins de famille > 60 ans). Il faut aussi rappeler que ces chiffres de journées facturées ne tiennent pas compte des heures passées à faire de la paperasse mentionnée ci-haut, ni des heures données à l’enseignement dans les universités ou en gestion et organisation des soins. Si on ajuste le tout selon ces variables confondantes, la FMOQ estime que 5.6 % des médecins de famille travaillent réellement à temps partiel, sans justifications autres. Donc, on parle ici d’une minorité de médecins qui travaillent à temps partiel, et les ministres manquent de jugement s’ils croient que cette minorité peut sauver le système ! Et qu’en est-il du revenu démesuré de ces médecins à temps partiel ? Comme vous le savez, le système de rémunération en place est en majorité un paiement à l’acte: donc qui travaille moins gagne moins ! Selon les chiffres de la RAMQ, 27% des médecins de famille ont facturé moins de 87 000$ dans l’année. C’est aussi simple que ça: le médecin gagne déjà selon sa productivité.
Un système publique en souffrance:
Selon des données de la RAMQ, de 2019 à 2024, on rapporte une augmentation de 307% des médecins qui se sont désinscrits de la RAMQ vers le privé. On voit la même tendance pour les psychologues, les physiothérapeutes, les ergothérapeutes… Cette réalité préoccupante démontre les faiblesses du système public et la difficulté de rétention de ses ressources humaines. Elle contribue d’autant plus aux enjeux d’accessibilité et au travail d’équipe de la première ligne. Le gouvernement en place a décidé de légiférer contre les médecins via la loi 83, comme réponse au cri de détresse de ses travailleurs. Encore une fois, on ferme les yeux sur le vrai problème des ressources humaines et du réseau public. Pendant que les forces quittent le navire, aucune solution n’est mise de l’avant pour rendre le système public plus attractif pour le futur.
Le gouvernement dit miser sur un meilleur travail d’équipe pour répondre aux besoins croissants de la première ligne. Il est vrai que le travail collaboratif et l’élargissement des responsabilités permet de répondre de façon globale, continue et proactive aux enjeux de santé, tout en désengorgeant les urgences. Malheureusement, qui dit travail d’équipe implique par le fait même la présence d’une équipe. Actuellement, vu les problèmes de rétention du réseau, le gouvernement n’arrive même pas à combler les postes des professionnels de la santé déjà octroyés en première ligne via les programmes GMF, donc tel que promis dans leur part du contrat signé avec les médecins de famille. Les médecins n’ont actuellement pas les professionnels de la santé qui leur sont promis ! Et avec les coupures budgétaires imposées à Santé Québec, on retarde l’affichage de ces postes ! Comment osez-vous nous parler de performance et de pénalités ? Qui est imputable quand les postes sont vacants ? Et vous comptez demander encore plus de travail d’équipe ?
Voici le véritable enjeu: la première ligne ne représente actuellement que 8-10% du budget en santé, nettement insuffisant pour diminuer la pression sur les hôpitaux qui débordent. Les services couverts en première ligne sont insuffisants. 40% des consultations en médecin de famille sont liées à des enjeux de santé mentale: les psychothérapeutes ne sont pas assez nombreux pour répondre à cette demande. Par ailleurs, les services de psychothérapies et de psychoéducateurs, sauf exceptions, ne sont pas remboursés. Faire miroiter à la population un meilleur travail d’équipe est un autre mensonge démagogique, lorsque les équipes en première ligne sont déjà insuffisantes et que le ministre refuse d’investir davantage. On ne peut promettre ce que l’on n’a pas !
Comment faire mieux pour sauver la première ligne et le réseau public ?
Nous sommes convaincus que pour améliorer les soins, il faut renforcer la médecine de famille non seulement en nombre d’effectifs, mais surtout en valorisant sa mission et en investissant dans une approche d’équipe. Il faut aussi valoriser les autres professionnels de la santé de la première ligne.
Des solutions concrètes existent :
Il n’est pas trop tard. D’autres modèles nous montrent la voie.
L’Ontario investit 1,8 milliard dans des cliniques de première ligne interprofessionnelles.
L’Australie et le Royaume-Uni remboursent la psychothérapie et la physiothérapie pour alléger le fardeau des médecins.
Des modèles inspirants existent ici même au Québec, avec des inscriptions à des professionnels partagés, comme les IPO en oncologie ou les IPS, pour faciliter le travail d’équipe et coordonner les soins des grands utilisateurs du système de santé.
Pour améliorer la première ligne, nous proposons :
Un modèle de prise en charge par équipe : chaque citoyen aurait un médecin de famille ET au moins un autre professionnel interdisciplinaire attitré (infirmière, travailleur social, physiothérapeute, inhalathérapeute), selon ses problèmes de santé
Une centrale locale de triage dans la communauté (téléphonique et en ligne), bien soutenue et bien intégrée au réseau, avec un service d’évaluation qui utilise l’intelligence artificielle, pour orienter les patients vers le bon professionnel au bon moment. On évite ainsi l’urgence comme porte d’entrée des soins et on coordonne tous les services de première, deuxième ligne et mêmes les ressources communautaires.
Un assouplissement législatif pour que les arrêts de travail, les formulaires et suivis puissent être pris en charge par différents membres de l’équipe.
L’intégration de solutions technologiques et d’intelligence artificielle pour mieux enseigner aux patients, pour mieux prioriser les cas urgents et pour réduire la paperasse.
Et surtout : un investissement sérieux en prévention et création d’environnements favorables à la santé, incluant des facilitateurs pour de saines habitudes de vie. Chaque dollar investi en amont rapporte 7 $ à long terme selon l’OMS. C’est le principal levier qui permettra de financer le reste.
Le futur du système de santé:
Valoriser la médecine de famille et la première ligne, c’est investir dans un modèle de soins de santé qui privilégie la prévention, la proximité et la continuité, et qui voit chaque patient comme une personne dans toute sa complexité. Mais il faut donner à la première ligne les moyens d’agir. La première ligne efficace, c’est un accès fluide et partagé entre tous les professionnels, en nombre suffisant.
Comme médecins de famille, nous acceptons notre responsabilité et voulons contribuer à cette véritable transformation. Nous défendons une vision de la médecine de famille moderne, collaborative, efficace, durable et profondément humaine, tournée vers les véritables besoins des patients.
Écoutons les solutions des spécialistes de la médecine de famille, les vrais acteurs du terrain. Ça suffit les propos dénigrants et les projets de loi méprisants qui n’apportent aucune plus-value aux patients, qui empirent progressivement la situation depuis 10 ans et qui nous font perdre un temps précieux pour améliorer la qualité de nos soins. Nous ne voulons pas de privilèges, nous voulons être écoutés et obtenir les moyens d’agir pour accompagner les patients de la meilleure façon qui soit sur le terrain.
Faisons les choses dans un ordre logique et ne perdons pas de temps! Transformons le modèle de soins en PREMIER. Nous ne sommes pas contre une entente négociée et la capitation: mais des pénalités sur la productivité pour encourager une médecine à la chaîne, c’est contre nos valeurs.
Monsieur Dubé et M. Legault, vous voulez vraiment être LES ministres qui feront une différence, n’ayez pas peur du VRAI changement, celui que vos experts en médecine de famille sur le terrain vous recommandent: changer le modèle d’organisation des soins et investissez dans la première ligne. Et là, les Québécois en auront pour leur argent !
Dr Frédéric Picotte
Dre Katherine Larose
Médecins de famille
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