Vous êtes à l’urgence, vous venez de voir une patiente âgée avec douleur abdominale. Elle semble inconfortable. La patiente de 83 ans est un peu tachycarde à 105, mais la tension artérielle est normale à 115/60 et la température buccale à 37 degrés. Certains médecins (je m’inclus dans ceux-là) ont tendance à demander fréquemment des températures rectales, une intervention quand même inconfortable pour le patient. Y a-t-il une différence cliniquement significative entre la température orale et rectale ? Est-ce que la température rectale est vraiment plus fiable ?
Il s’agit d’une question importante, puisque la vaste majorité de nos patients vus à l’urgence sont dépistés avec une température buccale. Une méta-analyse publiée en novembre 2015 dans la revue Annals of Internal Medicine a tenté de répondre à cette question. Regroupant 75 études et un total de 8682 patients (dont 43 % enfants), l’étude s’est penchée sur la sensibilité et spécificité des thermomètres « périphériques » (membrane tympanique, oral, temporal ou axillaire) vis-à-vis leurs homologues « centraux » (artère pulmonaire, vessie, œsophagienne ou rectale).
Premier constat : peu importe la type de thermomètre central utilisé, la fiabilité était acceptable par rapport au thermomètre dans l’artère pulmonaire, notre étalon-or (variabilité 0.12 °C (95% LOA, -0.89 °C to 0.65 °C; I2 = 99.7%). On considère comme variabilité acceptable lorsqu’en bas de 0.5 degré Celsius (à 95 %) vis-à-vis l’étalon-or (la température de l’artère pulmonaire). Bref, la température rectale, la plus simple des températures centrales à obtenir, a une bonne fiabilité par rapport à l’étalon-or, et l’on peut donc s’y fier.
La question qui suit est de savoir si la température orale est aussi fiable que la rectale. Malheureusement, selon cette étude, il semblerait que non. Chez les patients fiévreux, la mesure par des méthodes périphériques entraînait une variation de -1.44 degrés à 1.46 degrés Celsius pour les adultes, et de -1.49 à 0.43 degrés Celsius pour les enfants (donc en dehors du 0.5 degré Celsius jugé cliniquement significatif). La sensibilité combinée de tous les thermomètres périphériques dans les études pour détecter la fièvre n’était que de 64 % (95% CI, 55% à 72%; I2 = 95.7%; P <0.001) avec une spécificité de 96% (CI, 93% à 97%; I2 = 96.3%; P < 0.001). Par ailleurs, les analyses de sous-groupe ont démontré que la température axillaire était la moins sensible, 42% seulement [CI, 25% à 58%]) par rapport aux autres méthodes périphérique (70% [CI, 62% à 77%]) mais avec une spécificité similaire (96% [CI, 91% à 100%] vs. 95% [CI, 93% à 98%].
Bref, les thermomètres périphériques sont fiables lorsqu’ils démontrent que le patient fait de la fièvre, mais comme instruments de dépistage, ils sont incapables de détecter la température chez plus de 30 % des patients.
Que fait-on alors ? Il serait certes peu pratique de mesurer la température rectale chez tous les patients qui se présentent à l’urgence. Cependant, sachant que les thermomètres oraux ou tympaniques « manquent » ad 30 % des patients fiévreux, je pense qu’il est nécessaire de mesurer la température rectale chez les patients où cela pourrait changer la conduite : pensons aux patients âgés ou frêles, aux patients confus, aux patients en postopératoire ou post-trauma, aux patients avec possible septicémie ou autre anomalie dans les signes vitaux (tachycardie, tension limite, extrémités froides).
En bref, lorsqu’un patient semble malade ou à risque de détérioration rapide, une température rectale devrait être privilégiée. Lorsqu’un thermomètre oral démontre de la température cependant, la température rectale devient inutile… sauf peut-être chez les enfants, où des données ont démontré que la température > 40 degrés Celsius augmentait environ par un facteur de 5 le risque de bactériémie (probabilité passe alors de 0.8 % à 5 %… cf Ann Van den Bruel et al. Diagnostic value of clinical features at presentation to identify serious infection in children in developed countries: a systematic review. Lancet 2010; 375: 834–45.)
L’exception sera évidemment le patient sous chimio en possible neutropénie fébrile… dans ces cas-là, on attendra le décompte des neutrophiles avant de prendre une température rectale, pour éviter une translocation locale de bactéries.
En espérant le tout utile,
Et mes excuses à tous les membres de notre équipe si je prescris « autant de températures rectales »,
Frédéric Picotte, MD
Daniel J. Niven et al. Accuracy of Peripheral Thermometers for Estimating Temperature: A Systematic Review and Meta-analysis. Ann Intern Med. 2015;163(10):768-777.
http://annals.org/article.aspx?articleid=2470325